Chapitre 1
P A S D ' A - P E U - P R E S ! ! !
Toute la matinée Bess a eu mal au coeur.
.-- Tu as quatre ans aujourd'hui. Tu es une grande fille maintenant, avait dit maman. Tu ne dois plus faire ces horribles colères.
.-- Pourquoi à quatre ans, a demandé Bess ? Et pas à trois, ou à quatre et demi?
L'automne cette année, plus beau qu'un été, se termine dans une chaleur étouffante. On tourne en rond sans savoir où se mettre. Près du potager, les cages des lapins fument derrière les branches vertes. Les grandes pierres du puits pourraient cuire un oeuf. Même les poissons du bassin se cachent désabusés, dans leurs grottes d'algues vertes.
Bess traîne ses sandalettes de corde dans la poussière devant le perron. Elle les écorche sur les pierres des allées desséchées, dans les buissons secs des restanques. Le soleil se dédouble, tournant en vrille au-dessus de sa tête, quadrillant ses mains, ses joues et son cou à travers les trous de son chapeau de paille. Elle a terriblement mal au coeur.
Au réveil, maman profitant de cet anniversaire lui a fait promettre de cesser de se rouler par terre en hurlant, pour être sage désormais. A quatre ans, on est une grande fille. Surprise, elle a acquiescé. Elle le regrette. Cette promesse la rend patraque. Elle désagrège toute sa journée, celle de demain et les suivantes à l'infini.
.-- Je me mets en colère, c'est vrai. Mais ils m'y poussent. Ils m'empêchent tout le temps de faire ce que je veux. Ils ne comprennent rien. Même si je hurle! D'énervement, elle piétine l'herbe, envoyant des coups de pieds sur la terre, vers les cigales stupides qui crissent toutes ensemble, sans laisser le temps de se répondre.
.-- Elles sont bêtes les cigales... Autant que la grosse Berthe. Elle n'ose pas dire: " presque autant que maman!". Sa petite maman si intelligente, si raffinée, que tout le monde admire, contemple, regarde rire, sourire et gazouiller dans ses robes claires, légères, dessinées de broderies roumaines à la mode... Bess n'ose pas s'avouer que maman, elle la trouve bête.
.-- On doit faire ci... On doit dire comme ça... Mais pourquoi? Pourquoi?
Le soleil large est posé comme un énorme point rouge, au-dessus du puits, lourd comme une indigestion. Bess se ronge les ongles. Maman n'expliquait jamais pourquoi. Elle disait n'importe quoi. Répondait n'importe quoi au hasard. Par exemple:
.-- Vas te laver les mains avant de venir à table, ma belle chérie. Les petites filles sages ont toutes les ongles propres.
Bess en aurait mordu la première personne qui lui serait passée sous la dent. Réfléchissez... Ne pouvait-il y avoir de par le monde, je vous le demande, une seule petite fille sage avec pourtant... un petit bout de l'ongle du petit doigt... un petit peu sale? Bien sûr que si, évidemment. Bess sait qu'il n'y a aucun rapport entre les deux affaires. C'est prendre plaisir à dire n'importe quoi et ça fait mal. Elle en étouffe à la folie. C'est terrible!
.-- A quatre ans, on est une grande fille. On ne doit plus faire ces horribles colères.
Alors, cette délicieuse maman, sereine, doiuce, penchée interrogativement... Elisabeth la revoit debout devant les mallons carrées de la terrasse, près du banc, à l'ombre de la tente rayée, et cherchant à la séduire.
Et bien c'était réussi... On lui avait fait promettre... Elle s'était fait pièger... Et faiblement, elle avait promis.
.-- Qu'est-ce qui me reste à faire alors, maintenant? Je n'ai plus qu'à mourir!
La petite fille ne sait pas bien ce que ce mot veut dire. Et surtout comment faire? Le mal au coeur vient de cette découverte: la soumission.
D'habitude, elle sait bien refuser ce qu'elle ne comprend pas. L'illogisme, l'intimidation, la menace, la mauvaise foi sont des idées qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle pressent. Normalement, elle les refuse toutes en bloc, en se roulant par terre, avec des cris de bête désespérée, des appels au secours. Ou encore, elle se tait, butée, tête basse, lèvres mordues, muette sous les coups de martinet, les menaces.
.-- Je te materai. Tu céderas bien, lui crie-t-on.
On la surnomme Mademoiselle "NON". Elle repousse toute offre de conciliation. Elle rejette tout cadeau. Elle redoute la gentillesse, les compromissions. Elle a peur de céder inconsidérément. Il est plus facile de revenir sur un refus, même fait sans y penser, que sur un oui hâtif.
Ce matin, prise de court, elle a baissé sa garde. Intimidée par la mise en scène, le ton grave de sa mère, les somptueux cadeaux-échanges d'anniversaire, le faux discours prêchi-prêcha, elle a cédé au chantage des sentiments.
Ecoeurée par ce souvenir elle se laisse tomber sur les ronces des aubépines, écrasant les brindilles sèches et les fourmis sorties du trou pour venir boire le jus frais anisé du faux fenouil coupé la veille.
.-- Je n'ai vraiment rien à faire avec tous ces gens-là. Ils n'ont qu'à me laisser tranquille avec mes colères. Cela m'occupe au moins. Enfin, cela m'occupait...
Ils sont tous des... des... Elle cherche un gros mot. Elle a besoin de s'exprimer brutalement. La violence est avec l'humour, une forme d'impuissance. Mais l'humour, elle l'ignore. On la surnomme Saint Jean Bouche d'Or, parce qu'elle ne peut jamais tenir sa langue. Elle est faible et surtout elle se sent faible.
Avec prescience, elle sait qu'avancer en âge ne lui sera d'aucun secours. Elle aura à lutter contre des institutions qu'elle trouvera anarchiques. Les coutumes lui sembleront stupides. Les devoirs imposés dans des pièces renfermées l'ennuieront à mourir.
On la privera de liberté. On l'empêchera de s'échapper de sa chambre pour dormir l'été et surtout l'hiver contre la terre, dans des cabanes de branchages, loin des endroits trop bien rangés. Elle n'aura plus le droit de grimper dans les arbres centenaires, ou se glisser sous le portail pour courir jusqu'au terrain vague, derrière l'ancien cimetière désaffecté.
Elle ne pourra plus rejoindre les roulottes des gitans qui, épisodiquement, partent en laissant derrière eux la trace de leur passage, l'odeur des fumées des camps, les trous des piquets...
Bess aime se faufiler entre les jambes des chevaux que les plus grands gardent encore. Elle échange avec les enfants roms, des jouets informes et indéfinissables, résidus de poubelles, ramassis cosmopolites. Protégée par la tribu, et bien que les légendes en fassent des voleurs de poules, Bess n'a pas peur parmi eux.
Mais les rappels de maman à la sagesse, comprennent explicitement l'ordre impératif de ne jamais côtoyer ces gens soi-disant dévoyés que Bess adore pourtant et malgré tout. Pourquoi alors a-t-elle accepté toutes ces conditions inadmissibles? Elle voudrait savoir comment on peut faire pour se suicider?
Faiblement elle enlève son chapeau. On peut très bien mourir par une insolation, en pleine digestion, n'est-ce pas?
Les bruits deviennent plus confus. Sur ses yeux clos, les rayons torrides plaquent une lueur blanche. Un peu de sueur mouille ses cheveux frisés. Elle a un point de côté. Malgré sa gorge sèche et ses joues brûlantes, la mort n'arrive pas. C'est trop long. Elle s'ennuie. Elle en a assez d'attendre. Monter vite au Ciel, d'accord, mais pas traîner indéfiniment.
Jouant des coudes et des talons, elle rampe traîtreusement, jusqu'à l'ombre de l'amandier. Finalement elle reconnaît qu'elle n'a pas vraiment envie de disparaître. Elle n'a même pas envie de mourir du tout. Pourtant c'est indispensable. Il le faut. Impératif comme un besoin. Pas pour fuir, mais pour leur dire NON, leur glisser entre les doigts, une bonne fois pour toutes. Pas d'échappatoire. Peut-être qu'en se jetant un jour du haut du figuier?
.-- Quand? Quand donc le faire? gémit la petite fille. Maintenant elle a peur le moment d'exaltation passé, que sa propre voix ne lui réponde : "Tout de suite".
Dans la retombée de sa course, le soleil descend vers les rochers de la colline, s'embrasant, couvrant de rouge le ciel au-dessus des troènes pointus devenus bleus. Il enflamme le haut de l'eucalyptus, le toit de la maison noire. Des cercles roses tracent des volutes immobiles, les ocres et les carmins, dessinent sur les bords, des ibis, des échassiers, des nénuphars, un enclume avec son cordonnier, une tête de chat à demi effacée.
Petit à petit, il fait moins chaud. Rose, rouge, rouge sang, rouge vif, incarnat, vermillon, écarlate, bordeaux, violet, toutes les couleurs flamboyantes du spectre se dressent devant ses yeux. Elle y voit là, un signe qu'il est nécessaire de fixer. Sans même laisser à l'idée le temps de s'exprimer, elle court jusqu'à sa chambre pour en ramener des crayons de couleur et du papier.
.-- Il faut que j'y arrive. Je vais y arriver, bégaye-t-elle en peinant sur sa feuille d'écolière.
Elle bredouille pendant une heure avec difficulté. Comme elle manque de couleur, le résultat est lamentable. Le ciel du papier rosâtre strié ne se détache pas des nébulosités violettes. Il ressemble à du vomi de framboise. Elle se désole.
.-- Ce n'est pas du tout ce que je voulais faire. Pas du tout. C'est raté! Mais j'ai alors une idée! Je reviendrai demain avec de la peinture et des vrais pinceaux. Cette fois-ci j'y arriverai. J'en suis sûre. Elle essuie ses doigts sales sur ses cheveux frisés. Et brusquement elle retrouve son mal de coeur.
.-- Quand faudra-t-il que je le fasse? Que je cesse de vivre?
Elle regarde la papier lavasse. Désorientée, elle le froisse.
.-- Bientôt. Mais avant, j'essayerai d'abord de finir un vrai dessin, un tableau plus beau que ceux du salon.
Confusément, elle sait qu'elle n'y arrivera pas. Ce ne sera jamais fini. Ouf! De toutes façons, pour plus de précaution, elle s'emploiera avec soulagement à ce que ce soit éternel. Elle y veillera, et ainsi refusera jour après jour le désespoir qui la force à crier dans le vide éternellement...
Quant aux violences...
Pour commencer, elle décide de se précipiter à la cuisine en hurlant que personne n'a le droit de lui interdire de se mettre en colère, ni celui de lui dire quoi faire... ni... ni... Elle en bégaye.
Et puis elle a une idée... Le magasin d'à côté vend des ballons en caoutchouc rouge, bleu, vert, de toutes les couleurs, qu'on peut gonfler en soufflant dedans. Au lieu de crier, elle les remplira d'eau et les jettera sur les murs de sa chambre.
Très vite la famille s'énerva. C'est comme ça qu'elle se retrouvera en pension, en prison devrait-on dire, là où les ballons gonflables ne sont pas en vente libre.