enfant qui venait du futur new

Chapitre 2

 

 

                                                     N O N  ,   M A I S  . . .

 

Les enfants de la Bastide, Frank, Al, Nicky, Ulla, avaient pour habitude de se joindre aux gamins des bidonvilles situés près du château d'eau. Les expéditions se terminaient souvent par des batailles, dans lesquelles Bess faisait figure de traître en prenant toujours le parti des plus faibles.

 

A force de s'échapper sur la colline, de grimper sur les rochers au milieu des pins crissants de cigales, ils avaient perdu l'habitude de la hiérarchie. C'est un grand malheur pour les enfants ordinaires car ils se coupent des chemins tout tracés en faisant sauter tous les ponts. Ils deviennent ainsi des hors-la-loi. Leur destin de navigateurs solitaires leur fait prendre la liberté, comme une drogue. Ils la savourent dès le premier jour des vacances. Même ceux qui ne sont pas faits pour elle, ne peuvent plus l'oublier. Ils restent alors écartelés pour la vie.

 

Ils choisissaient des endroits escarpés, face au vent, avec le soleil pour vis-à-vis. Nichés comme des aigles sur les rochers, ils épiaient patiemment les mouvements des sentiers, les secousses des buissons frôlés par les insectes et les lapins. Le bruit désossé des klaxons soulignait le décalage du lointain et du proche.

 

Repus d'inaction, suspendus dans l'air, ils se laissaient enfin glisser dans les vallées de cailloux roulant sous leurs talons, en avalanches plus rapides que leurs culbutes. Ils surgissaient de la montagne aussi pelés et écorchés qu'elle, derrière des mas inconnus, réveillés par les aboiements des chiens alertés.

 

Ils évitaient les routes, les habitudes, les acquis. De retour à la maison, Bess gardait cette attitude sauvage devant les murs d'incompréhension réciproque. A la moindre inattention, elle filait entre les doigts, repartant inlassablement se déchirer dans les ronces, calmer ses révoltes dans l'odeur du thym, dans l'oubli de son identité, en supprimant toute contrainte.

 

Lorsqu'un promeneur surprenait les vagabonds, ils restaient sans voix, refusant de dire noms, âges, adresses, de peur de remplacer leur précieuse indépendance par une étiquette piquée en banderille au travers de leur corps épinglé en insecte de collection.

 

Un jour, ils allèrent plus loin que de coutume. Ils se perdirent vers le soir. Les gendarmes alertés les retrouvèrent près du Trou du Diable, un gouffre de six cents mètres de profondeur qui rejoint la mer d'une façon abrupt par des couloirs souterrains ayant servi de charniers pendant la dernière guerre;

 

Malgré la nuit obscure, les enfants évitèrent la chute par miracle. Les parents, devant leur effroi, décidèrent à l'unanimité de leur pardonner. Seule, Bess, bien installée dans un univers équilibré d'équité, ne voyait pas sa faute. S'estimant non coupable, elle refusait de demander pardon. Pour marquer le coup, elle fut privée de la journée de plage du lendemain.

 

C'est ainsi qu'au petit matin, ils sont tous partis fièrement, étant arrogant dans leur stupide bonne conscience. Jusqu'au dernier moment, Bess croit bien faire partie du pique-nique. Finalement, elle les voit disparaître au détour de l'allée, dans les bruits des moteurs et des cris de joie.

 

Elle reste là, mâchoire tombante, surprise, déçue, furieuse, au milieu de ses jouets préparés en confiance, moules à sable en forme de crabes, seaux décorés de fleurs, bouées vertes à tête de grenouille.

 

Sa rage vient de s'être laissée piéger en pleine espérance. Innocente, elle s'est créé trop vite, un "désir de plage". Elle a ainsi donné aux autres, la possibilité de la faire souffrir en l'en privant.

 

Aucun remord ne l'accable. Méritée ou non, la brimade n'entre pas en ligne de compte. Bess en veut à mort à la terre entière. Elle nie la faute qui appartient de toutes façons au jour d'avant. Sa souffrance actuelle n'a aucun rapport avec la journée d'hier. C'est l'évidence même

 

Piétinant avec rage la terre du chemin, elle fait voltiger les graviers en cherchant à déchirer ses espadrilles. Finis les jeux dans l'eau au milieu des éclaboussures, les batailles de sable avec Roseline, sa petite soeur, et ses cousins, les courses derrière un ballon roulant sur le blanc des vagues, plus de goût salé sur les lèvres. Quelle contrariété d'errer sans but, de tourner en rond autour des carpes en partageant leur ennui.

 

Elle ressasse tous les griefs, inscrivant les déficits, les manques. Il semblerait qu'ils aient réussi ce tour de force de la faire torturer par un bourreau qui serait elle-même. En reconnaissant la valeur de la punition, elle accepte de rentrer dans leur jeu pour faire pénitence.

 

Sans le projet de cette journée au bord de l'eau, elle serait restée dans le jardin avec toutes ces merveilles encore mal assimilées, les scarabées lourdauds, les écorces de lièges et d'eucalyptus, les bêtes à Bon Dieu et les sauterelles d'un autre monde. Elle aurait joué avec insouciance comme la veille, comme le lendemain. Elle aurait répondu par des plaisanteries, au sifflet bref des gamins de la vallée, cette bande rivale regroupant tous les adversaires des enfants de la Bastide. Elle les aurait rejoint pour une virée dans le verger de Madame Pichelet, et un merveilleux jour serait déroulé dans l'euphorie.

 

Galvanisée par un sursaut libératoire, elle renonce à souffrir. Il suffit d'effacer le souvenir de la sanction avec l'envie de ce qui aurait pu être et qui n'est pas, dans ce qui a été et qui n'est plus. Un formidable bruissement de plaisir l'envahit, avec un immense cri d'Indien, qu'elle lance vers le ciel. De nouveau le bonheur est à portée de sa main.

 

Pendant qu'elle ouvre la porte du jardin à la bande dépenaillée des voyous du bourg, Bess pleine de malice, rit en cachette. Puisque ces sages cousins l'ont abandonnée sans remords, elle va pactiser avec l'ennemi. Elle décide, pour épater franchement les chenapans, de leur faire d'abord un tour dans les réserves de la cave. Empli de poires fraîches, de fruits séchés, de conserves de truffes, de biscuits aux raisins, de cerises à l'eau-de-vie, le souterrain est une véritable caserne d'Ali Baba. Lorsque la racaille est repue de victuailles, ivre de vins cuits et de sirops liquorés, elle les emmène faire une promenade sur le toit, entre les lucarnes et les tourelles.

 

La distraction dangereuse est toujours très prisée parce que rigoureusement défendue. Les glissades le long des gouttières donnent un terrible frisson. La vue vertigineuse que le village montre des retraités bînant leur jardin sans se savoir observé, de minuscules bungalows colorés, jouets brillants tassés contre le barrage plein d'eau verte.

 

La silhouette bondissante de Bess ne pense plus à la plage vainement convoitée. Plus rien n'existe que la tuile qui retient son pied. Le vigne vierge autour des saillies, le ciel avec son seul nuage discret. Là où elle n'est pas, s'installe un trou noir, sans but ni réalité.

 

On punira tout à l'heure une autre fillette pour le pillage des provisions, une Bess à laquelle Bess refuse de penser? Prends d'abord et paye ensuite. La phrase explique pourquoi elle ne joue jamais aux gendarmes et aux voleurs. Car elle est un perpétuel voleur en dérobant au temps des instants perdus pour la société.

 

Pour cette raison, elle se cache la nuit sous les buissons. Le jour, elle se niche au sommet des noyers gigantesques balancés par le vent au moment des pluies et l'été, elle se lave dans les bassins naturels que la source creuse, là où le mot nu perd toute consistance.

 

Par moment, il faut revenir à la Bastide. Les coutumes, ces codes secrets scellés entre les membres de la famille, l'enferment, se referment sur elle avec la grille du jardin. Très vite elle en a assez. Alors elle saute le mur, avec la compromission des vacances, prenant le droit d'échapper à toute règle dans la liberté des champs de lavande. Elle trace le cercle magique pour oublier l'essence des autres. Elle retrouve l'innocence des paradis oubliés, tout en sachant ce qu'elle vole, avec le sentiment fabuleux de bien-être.

 

C'est devenue une manie. Pour toujours, elle décide de se débarrasser des vêtements qui la gênent, d'ignorer l'avenir puiqu'elle est toujours rattachée au monde du futur, de rester ainsi dans l'enfance du présent. Elle veut éviter les personnalités affirmés: les hommes qui jugent, les cerveaux qui gendarment. Elle rêve des hors-circuits, de happenings innocents, de lancers de bouteilles vides dans les canivaux, d'expositions sauvages de boîtes d'emballage.

 

Elle veut faire partie de cette majorité silencieuse, que les forts trouvent stupide. Elle veut rejoindre cette foule inerte qui ne comprend rien, qui ne sait pas protester. Elle est capable dans son propre désintérêt, d'aider les exploitants à donner une survie précaire au corps social promis à une mort prochaine, et d'attendre la suite. Quoi vraiment? Elle ne le sait pas.

 

 

 

 



31/03/2013
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