enfant qui venait du futur new

Chapitre 3

 

 

                                    L A    P E T I T E    E X T R A T E R R E S T R E

 

Granie touche la main de Bess qui se réveille dans un frisson. La pluie glisse, hors des maisons, sur les cailloux crénelés semblables à des pensées tortueuses. Une grande agacerie emplit l'office de rafales de chagrin. L'odeur du tourteau d'olives n'est pas assez forte pour combattre la turpide atmosphère, pas plus que celle des tartines qui séchent sur le fourneau.

 

La vieille dame caresse les cheveux de la petite fille en pleurs. Elle ne la préfère pas aux autres. Elle est obligée de s'en occuper davantage  car une inadaptation, mentale ou physique, réclame plus de soins. Cependant, elle n'ouvre pas la bouche, ne prononce rien de fou, ou de sage. Elle laisse parler le vent qui siffle, le feu qui projette des aiguilles brûlantes sur les figures. Le sol est rouge. Au dessus de lui le guéridon flotte, coiffé d'un fouillis blanc de sachets et de bobines. Les travaux de couture et de repassage s'entassent et la table plane, au milieu de la poussière, des chaises et des chiffons.

 

Les yeux rougis de l'enfant blottie sous la nappe, voient une fenêtre au milieu de la neige. Des fleurs rouges des champs lancent avec elle un appel au hasard:

 

.-- Y a-t-il quelqu'un?

 

Granie hoche la tête. Elle sait bien que pour Bess, la table est comme un bateau filant au dessus des lames. On dirait qu'elle entend ce cri désespéré qui souffle sans y croire disant au revoir à quelqu'un. Mais y a-t-il quelqu'un? Granie ne peut pas répondre à cette demande et pourtant il le faut.

 

Savez-vous ce qu'une vieille maison emplie de jeunes, de moins jeunes et de grand-mères? Les jeux, les rires, la tendresse remplissent joyeusement la vie de famille. Pourtant, depuis ce matin, Bess se sent seule, au milieu de cette foule mouvante. Jusque-là, elle avait été confrontée à des ordres physiques et concrets:

 

.-- Range ta chambre. Fais tes devoirs.

 

Maintenant, elle se heurte à une insistance plus insidieuse:

 

.-- Le mal existe. Il est partout.

 

Cela, elle ne veut ABSOLUMENT pas le croire. Se méfier de soi, de ses faiblesses ou inattentions, soit. Mais pas des autres. Son univers en bascule. Granie se penche vers la petite désespérée. Elle se glisse à terre pour la rejoindre sous la table. Sa tête blanche et son visage clair amènent de la lumière dans la cachette. Elle parle lentement. Elle choisit ses mots en fronçant les sourcils avec intensité.

 

.-- Cesse de te débattre, ma petite Bess. Tout va mal parce que tu ne comprends pas ce qui t'arrive. Tu ne reconnais rien. Les images qui t'entourent ne ressemblent pas à celles qui se trouvent dans ta tête. Alors tu te jettes sur les obstacles qui se présentent et tu te blesses. Il va falloir changer de procédé.

 

Faisons un jeu. Imagine que tu es une visiteuse venue d'une planète située à des milliers d'années lumière. La vie s'y déroule peut-être simplement. Les savoirs sont multipliés par les espoirs. Et te voilà débarquée tout à trac, ici, par-dessus la Terre. Naturellement tout t'étonne. Tu ne retrouves que les sensations profondes d'un corps qui est toi et à toi à la fois. Les sentiments peuvent se déceler vrais, sincères, harmonieux, en liaison avec la faune, la flore et les humains. Mais les inventions intellectuelles t'échappent. Que peut faire une PETITE EXTRATERRESTRE, paumée, avec des pouvoirs qu'elle n'arrive pas à exprimer?

 

Pourquoi ne pas essayer de comprendre les autres planètes, en dressant la liste de ce qui semble être incohérent? Le raisonnement par exemple. Il existe un grand nombre de système utilisés à tour de rôle, sans distinction de hiérarchie. Les conversations forment ainsi un amalgame incompréhensible, digne de la Tour de Babel. Les règles en changent à tout moment.

 

Jusqu'alors, tu ne connaissais pas l'abstraction. Tu ignorais les images ou les concepts. Tu utilisais une logique simple, reposant sur une seule position. Donnons-lui le nom de la lettre "A".

 

Tout jeune enfant agit ainsi. Pour lui, une pomme est une pomme, bonne si elle est mûre, mauvaise si elle est trop verte. Chaque fois qu'il en mange une, elle devient un fruit nouveau, inconnu. Le symbole n'existe pas. Ici et maintenant, une seule réalité s'affiche: la sienne. Seule, la réalité de ses dents croquant la chair sucrée lui est tangible.

 

Le mécanisme de pensée dont il se sert, est unidimensionnel. Il repose sur une seule position. Dans cet instant, "A" égale "A". Rien de plus. L'enfant est roi. Les artistes, poètes font partie de sa famille, dans l'harmonie de leur désordre affectueux. Quelle vie idyllique mènent ces individus sans mémoire, ne pratiquant ni le bien, ni le mal!

 

Malheureusement pour eux, les personnages sérieux, grandes personnes responsables de leurs prérogatives, se chargent vite de mettre de l'ordre. Adultes se comportant en chefs, ils créent ce qu'ils appellent la civilisation. Ils l'imposent aux sociétés primitives. La première règle de ce système de solidité, repose sur l'affrontement. Il faut croire à ce que l'on est, pour faire ce qui se doit. Il faut surtout le faire croire aux autres.

 

La raison du plus fort devient alors la meilleure. Fais ce que je te dis et tu deviens MA loi, dans MES frontières, sur MON pays, avec MA famille et MA maison. Ou bien tu serais pour moi, ou bien tu seras contre moi.

 

Ce code, basé sur le dualisme, repose sur ces deux seules dimensions valable: ou "A" est plus, ou "A" est moins. L'alternative unique se traduit en logique par: ou "A" est vrai, ou "A" est faux. L'esthétique propose un "A" beau ou laid. La morale exige que "A" soit bien ou soit mal. La société est devenue manichéenne.

 

En essayant de te rendre majeure, tes éducateurs cherchent à te faire passer du premier régime au second. Ils veulent t'amener à ce fameux processus de pensée bidimensionnel qui s'appuie sur ses deux positions "A-Plus" et son contraire "A-Moins". Ils n'ont pas tout à fait tort. C'est utile lorsque l'on veut "progresser".

 

Hélas, sur ta planète enfantine, on ne progresse ni intellectuellement, ni matériellement, mais spirituellement. Ton cerveau réfractaire refuse l'adaptation imposée et restrictive. Il a sauté à pieds joints dans une troisième forme de raisonnement. S'appuyant sur trois positions, elle ajoute aux propositions "A-Plus" et "A-Moins", le merveilleux "A-Plus-et-Moins", cet ange diabolique que tu m'as si bien décrit tout à l'heure. L'argutie à trois dimensions ouvre l'alternative sur un nouveau dilemne: ÊTRE OU NE-PAS-ÊTRE, ou bien ÊTRE ET NE-PAS-ÊTRE?

 

Bess hoche la tête. Impuissante à s'exprimer, elle aimerait bien remercier Granie. Les explications sont utiles, mais non nécessaires. La petite naufragée se tait. Elle laisse parler le vent qui siffle, le feu qui pique sa joue et qui rend le sol plus rouge.

 

Le tapis à franges de la table la cache à demi. Un fouillis de blanc et jaune, de bobines, canettines et pelochon d'épingles tombe sur les genoux de Granie qui songeusement reste assise par terre. La pluie redouble. Des enfants studieux font des gammes sur le piano. Bess laisse sa pensée s'échapper vers le cimetière. Elle sait ce qu'elle aime, la terre entière avec tout ce qui bouge ou qui reste immoblile. Elle adore les fraises, ses cousins, sa soeur, jouer dans le pré, mais elle a horreur des enterrements ayant déjà assisté à celui d'un vieil oncle.

 

Souvent de loin, ils ressemblent à des cortèges de serpentins qui roulent et se dessinent en noir et blanc. Les gamins cessent de danser et de battre les amins. Elle se souvient de celui d'hier. Roro, un cousin, a été enterré et elle n'a pas voulu suivre le défilé de serpentins noirs. Elle a réfusé d'assister à son ensevelissement. Elle veut protester contre les pompes funébres et leurs oeuvres, jeter à tous l'anathème, tirer le rideau, mettre la clef au clou, des oignons dans la bassine, le gibier avec le fiel et crotte pour ceux qui meurent. Elle ferme les paupières pour pouvoir mieux voir Roro dans sa tête et dans son coeur. 

 

Ce soir, elle sortira en cachette. Il fera sombre. Elle marchera comme un voleur, le dos rond, la conscience lourde pour lui dire adieu sur sa tombe, de lui demander de l'excuser. Il sait bien qu'elle  déteste les enterrements. Pas les morts, mais tout ce qui tourne autour, les cercueils, le trou de ciment des tombes. Elle lui chantera la chanson des bas blancs pour jouer dans le pré et de la poule qui est partie ce mardi.

 

Des chevaux frappent le portail en passant, comme pour dire que l'on a eu tort de les dresser et aussi d'apprivoiser le chien Titus, les canaris, les poissons de l'aquarium. Bess a moins honte de son propre dressage raté que de l'exploitation réussie des poulets élevés en batterie, des vaches traitées en série, des lévriers forcés pour courir, des abeilles aux rûches banalisées. Elle hait les aviculteurs, mytiliculteurs, apiculteurs, ostréiculteurs et tous ceux qui font semblant d'ignorer ces paradoxes.

 

Lorsqu'elle est enfin fatiguée de pleurer sous la table ouatée, elle repense au discours de Granie sur les trois raisonnements. Elle les visualise très bien. Le premier est celui de l'enfant qui ne croit ni au bien ni au mal. Le deuxième est utilisé par l'adulte dans une logique dualiste. Ce matin, elle en a inventé un troisième, fait pour les scientifiques abstraits, qui englobe généreusement le vrai et le faux, pour créer un vrai-et-faux supplémentaire. Il lui est facile maintenant de continuer.

 

Tout de suite, elle déploie ce que son cerveau emballé lui suggère, un raisonnement si multiforme qu'il en explose en mille points. Chaque bribe de son imagination galopante se multiplie grâce à la force de la vitesse de compréhension. Il lui semble entrevoir une folle prolifération atomique que rien ne pourrait stopper. Le "A", de cette pensée digne d'un dieu, position "A" puissance "A", posséde une dimension que seule la décision de ne plus croire en son existence, peut faire disparaître ce qui existe.

 

Elle sait bien que la chose est difficile à concevoir. Elle pense qu'elle ne peut même pas l'expliquer. Pourtant elle a dans la tête une galaxie de feux d'artifice et elle admire cette expansion avec tellement d'excitation, qu'elle s'en mord la langue.

 

La douleur la fait revenir sur terre, avec un peu d'égarement. Sa cervelle garde la trace du choc qui vient de tout effacer. Hébétée, la petite fille regarde autour d'elle. La vitre de la fenêtre brille sous le reflet du soleil sur la neige. A l'intérieur de son crâne, il y a la négation. Comme une supplémentaire façon de penser qui se reposerait sur une non-position. Elle a en effet entendu dire ainsi que des raisonnements appelés "NON-A", s'opposaient aux raisonnements raffinés. Elle n'a gardé de cette affaire que l'image d'un cheminement non dimensionnel absolument total et pas seulement adressé à un quelconque adversaire. Alors la fenêtre devient une non-fenêtre. Elle lui parle avec des mots de son invention, avec toutes les phrases qui ne sont pas ELLE et qui la représente en négation. C'est la syllogisme du fou.

 

La grosse Berthe arrive en criant. Lolo lui a pincé les fesses. C'est une habitude chez ce gamin. Il n'a pas encore l'âge de comprendre ce qui peut révolter un être simple et femme de surcroît, que Granie par charité garde chez elle pour l'aider aux soins du ménage. Lolo est un petit garçon sain d'esprit. Il aime créer la surprise. Il savoure la tempête qui en résulte et la dure loi du sport qui n'évite pas toujours la gifle en retour. Le plus rapide gagne. C'est le jeu. Ou du moins, c'est ainsi qu'il conçoit encore la vie.

 

Seulement Berthe ne l'envisage pas de même. Elle déboule tout à trac, dans l'office et se retire à reculons, stupéfaite, pour respecter le spectacle incompréhensible de Granie assise par terre.

 

Dans le doute, elle choisit la fuite et reste désemparée, derrière la porte, saisissant de loin en loin, des phrases qui échappent à son entendement.

 

En pensant à Berthe, Bess imagine pour finir un dernier processus de compréhension. Elle lui donne la forme d'un calcul sans dimension et la sixième proposition d'un sage sans position. Elle s'apparente alors au zéro qui, plein d'une insisissabilité infinie, échappe au verbe pur, à la linguistique, et même à une sémantique munie de tout ce qu'il y a de plus général.

 

C'est le raisonnement qu'elle adopte pour l'instant, si reposant. Plus tard alors, elle se permettra d'en changer et choisira le plus pratique de ces six processus, la plaçant dans une logique différente, celle de l'enfant, du chef, du scientifique, du dieu, du fou ou du sage. Elle s'aperçoit enfin, qu'elle peut comme les autres êtres humains, se servir d'une ou de plusieurs formes de pensées, simultanément, ou successivement, selon ce qui l'arrange. En ce moment, elle choisit de ne plus penser à rien. Ce qui lui est excessivement facile.

 

Que va-t-elle faire, maintenant qu'ils lui ont fait perdre son paradis unidimensionnel d'enfant? La suite va lui apprendre à s'en sortir et cette science peut lui être d'une grande utilité pour trouver enfin le bonheur. Malheureusement, cela n'ira pas sans mal. On voudrait avoir la solution sans rien faire? Vous rigolez? Ce serait trop facile!



31/03/2013
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