Chapitre 4
L A L E C O N D E V I O L O N
.-- Une, deux, trois. Plus de douceur, plus de liant. Une, deux, trois.
En arrivant au conservatoire, Bess prend son violon sous le bras, pour aller rejoindre la répétitrice de la salle quatre. Tout au long du couloir, les portes se répondent cacophoniquement. En grimaçant, la fillette serre les poings.
.-- Une, deux, trois. Plus de douceur et de liant.
Il est dix heures, Elle est en retard. Elle tapote sa courte jupe plissée bleu-marine et la fait virevolter. L'étui heurte le bois clair de la porte trois et la voix de Monsieur Parodi, le professeur, crie "Entrez". Bess ne bouge pas et reste muette d'étonnement. Au bout d'un terrible moment, elle repart vers la salle quatre.
La répétritrice est une forte femme qui manoeuvre dangeureusement une grosse règle de bois noir, allant jusqu'à vous en raser les phalanges. Les retards sont mal vus. La leçon commence mal. Elle continue crescendo vers le pire. Le violon crache des sons épouvantables, éprouvant pour les nerfs et les tympans.
.-- Je ne sais pas ma partition, reconnaît intérieurement Bess avec ennui. Le travail comporte des gammes, un morceau de Mozart pour piano et violon et des exercices de viruosité.
Jamais je ne pourrai interpréter convenablement de mémoire, admet-elle avec impartialité. J'aimerais être encore à hier, pour revoir mon travail. Ou déjà à demain, ou dans vingt ans. Alors je serais vieille et je pourrais faire ce que je veux. Plus de violon, de calcul ou de grammaire.
L'évocation d'une Elisabeth adulte, n'est d'ailleurs pas très précise dans son esprit. Elle imagine une forme vague, vêtue de gris. En aucun cas, elle n'arrive à l'identifier. Il semble que plus tard, elle sera une autre personne et qu'elle ne pourra plus jamais être elle.
Quand je serai grande, réfléchit-elle profondément, ce sera la catastrophe. Elle songe qu'avoir vingt ans c'est déjà la vieillesse. Alors je n'aimerai plus la petite Bess que je suis. En pensant à autre chose, je me serai oubliée. Pour conclure, je préfère rester enfant, être définitivement moi, ne jamais devenir cette personne qui ne m'aime pas et que je n'aime pas non plus.
Elle frotte son archet sur la craie, avec satisfaction. L'instant présent est sa propriété. Même s'il est pénible, il est à elle. La jouissance naît dans le refus si pratique de l'avenir qui est aussi le passé. La suppression du temps proposé par les autres fait éclater les horloges.
L'annulation de l'apprentissage imposé par la seule présentation d'images, la rend dans un frisson de joie, immature comme un bébé. Sa jubilation ne passe pas inaperçue.
.-- Monsieur Parodi, pouvez-vous venir jusqu'ici? Monsieur Parodi, je vous prie. Je suis ici.
.-- La répétitrice en a déjà par-dessus les oreilles, juge Bess avec lucidité. Le professeur entre et s'assied. Une mouche non mélomane tape à contre-temps sur la vitre.
.-- Tu n'as pas étudié cette semaine, n'est-ce pas? interroge Monsieur Parodi, très gentiment.
.-- Oh! si Monsieur, j'ai travaillé, ment Bess avec aplomb.
.-- Voyons cela. Madame Menton dit que tu massacres Mozart.
La leçon se poursuit dans des conditions meilleures que prévues. Le professeur se laisse attendrir par le visage contracté de son élève. Cette dernière, profitant de sa lutte précédente avec la partition, joue presque correctement.
.-- Allons. Il faut travailler plus, dit Monsieur Parodi en la quittant. Lourdes paroles, que Madame Menton approuve fortement de la tête.
.-- Il faut travailler plus, travailler, tra, tra, et tralala, chantonne Bess dans le bus qui la ramène à la maison. L'incantation machinale trace dans sa pensée une mutinerie séditieuse. Le dictionnaire dit que le mot "travail" vient du latin et au départ c'était un instrument de torture, une machine pour attacher les chevaux vicieux pour les ferrer.
.-- J'aimerais mieux être de nouveau un bébé dans le sein de ma mère, coupe-t-elle, tout à coup. Ou même n'avoir jamais existé.
Elle sourit à cette éventualité. N'avoir jamais vécu. Être encore un esprit flottant dans le cosmos, au gré de sa fantaisie. Elle serait libre d'aller où bon lui semble et jamais Madame Menton, ni personne d'autres ne la forcerait à obéir. L'avilissement de l'action payée ou non et la souffrance de tous ces êtres se vendant pour de l'argent, la révoltent. Le travail peut être de l'exploitation de l'homme par l'homme, la propriété du vol, l'héritage un recel.
Elle se promet de ne jamais tomber dans le piège. Plutôt mourir, que frôler cet argent qui pourrit ce qu'il touche. Ne rien avoir, ni maison, ni bien, ni objet. Ne rien posséder sauf la "vérité" personnalisée du moment et la portion de terre que recouvre son pied. On n'est que de passage, n'est-ce pas?
Pendant qu'elle longe la mercerie, la lumière du jour se fait anormalement plus claire. Elle vient alors d'entrer dans la banale ruelle qui mène à la Bastide. Pourtant, au fur et à mesure de son avancée, elle pénètre dans un décor insolite, étrange. A se demander si elle se trouve encore dans le Midi de la France, aux antipodes ou bien sur une autre planète. Cette sorte d'expérience lui étant déjà arrivée plusieurs fois, elle essaye de surmonter sa panique et de faire le point.
.-- Je suis partie du Conservatoire, à midi trente. J'ai pris le pain à la boulangerie d'en face. Je viens de tourner le coin. Je devrais alors me trouver exactement dans la rue prolongée par le sentier qui aboutit à la maison.
Le raisonnement impeccable qu'elle vient de faire ne lui apporte aucun soulagement: l'environnement lui est encore totalement étranger. Il faut continuer à marcher pour voir où mène cette voie inconnue. Finalement, elle se rend compte que le cordonnier est en train de repeindre sa triste boutique grise, en bleu scintillant. La vitrine brille de mille feux, transformant le décor, en transportant la petite Bess dans un autre monde. Elle se souvient que le même phénomène s'est déjà produit en sens inverse.
Elle était venue à Venice avec ses parents et à l'improviste, tout à coup, d'une manière abrupt, sans préparation, le long d'un canal, l'espace s'était aboli devant une borne cassée. Bess avait alors laissé sa cervelle se ramollir. Abandonnant son présent, elle s'était transportée, sans erreur possible, dans la ruelle familiale.
Or cette venelle qui mène au sentier de la Bastide, lieu bien connu de tous, n'a rien à voir avec la ville de Venice aux mille cours d'eau.
Ce jour-là, elle avait retrouvé la même odeur forte des fermes, le caquetage des poules françaises. Elle y resta jusqu'au moment où, dépassant cette haute borne cassée, copie conforme de celle du coin de la maison, elle reconnut son erreur. Elle était Via Veneto.
Ressasser ce vieux souvenir la réconforte. D'un côté, un chemin connu se dépayse sur un seul détail et de l'autre, une ville inconnue devenant familière, vous replace dans votre environnement habituel. Entre les deux, tous les aléas, les fantasmagories et les galimatias divers, trouvent leur place. Comme ces épinards se changeant en fraises sous la langue, dès l'instant où on le décide. Telle cette douleur déguisée en chaleur, ou encore la chaleur en froid et la lourdeur en légèreté.
Les sensations diluées se remplacent souvent les unes, les autres. Tronquées ou non elles sont reçues en informations, créées en abstractions, reconnues factices, infectées, désintégrées, mélangées avec les sentiments et les impressions. Les conseils en relaxation en sont un exemple parfait.
Elle hait ces auto-hypnoses nées des relaxations imposées. Elle revoit la thérapeute de l'école lui répéter ces mots bizarres pour elle:
.-- Votre bras est lourd, très lourd. Pendant que vous pesez sur le matelas de tout votre poids, vous avez chaud. La chaleur vous pénètre et s'irradie. Le bien-être se répand dans votre plexus solaire. Le plaisir glisse le long de vos membres.
Bess a horreur de ce plaisir qu'on lui ordonne de prendre. Si l'hypnotiseur lui dit que sa jambe est jaune, deviendra-t-elle asiatique par une création personnelle? Ou le membre, contemplé dans sa transformation en jambe orientale, sera-t-il, pour un observateur extérieur, réellement jaune?
Là, les frontières se perdent de vue et se mélangent. Privée de la proposition dualiste du vrai et du faux, Bess ne sait plus rien discerner. Ce qu'elle affirme, se retourne contre elle, ou alors s'annule. Qui peut-on croire? En mettant les choses au mieux, Bess triche et au pire, elle n'a pas toutes les données du problème.
Elle sait que sa main devient lourde que si, même en songe, elle en visualise la lourdeur. Qui donc, peut-elle aimer en prononçant le mot amour? Si toute sensation ou tout sentiment est appréhendé comme une information, l'amour comblerait-il donc fictivement, un besoin créé d'une façon fictive?
Quels seraient alors tous les besoins fictifs inventés pour être comblés par l'amour et aussi toutes les informations nommées amour, créées pour combler fictivement un ou plusieurs besoins?
Elle ne peut pas répondre. En pleine confusion de pensée, Bess décide de se baser sur le présent, non pas réel mais imaginé réel. Cela n'a finalement aucune importance qu'il le soit ou non. Au milieu des rêves, des illusions, des truquages sociologiques, des drogues physiologiques, son instant devient tangible en ce qu'elle le perçoit pour tel. Comme on dit dans le Midi: "N'est pas vrai ce qui est vrai, est vrai ce que l'on croit".
Depuis longtemps, les normes du faux sont fixées hors de l'individu et sans son vrai consentement. Aujourd'hui, Bess veut décider avec le seul moyen de son expression intérieure de ce qui est beau, bien et juste. Elle se fabrique, pour les besoins de la cause, son propre programme aléatoire. Et pour parachever sa puissance, elle le détruit après chaque décision.
Débarrassée de cette inquiétude, elle grimpe l'escalier en dansant. Hélas, sa joie est de courte durée. Elle retrouve en arrivant dans la cuisine, avec le nez de Granie, le choc de sa surprise du matin. Son estomac se révulse de nouveau de cette chair trouée, cet épiderme piqueté de poils hérissés. D'où vient ce dégoût? Peut-être de son manque de confiance.
Bess s'affole de ne pouvoir arriver à concilier toutes les données contradictoires. Il lui est encore impossible de lâcher prise. Elle a peur des auto-magnétismes dangereux et des auto-suggestions incalculées. Ses mains tremblent en s'accrochant au tablier de la vieille femme. Ses yeux angoissés voient trouble.
Granie le sait. Elle n'y peut rien. Sauf de raconter inlassablement comment les hommes d'autrefois vivaient dans la simplicité, ne cherchant pas à trafiquer leur coeur et leur corps, pour le désir du pouvoir. Bess voudrait y croire. Elle ferme les paupières. Elle se laisse envahir par cet amour fictif des primitifs que leurs descendants ont perdu.
Leur défaite lui semble terrible. Ils ont changé les puissances spirituelles en technologies scientifiques. Ils ont remplacé la lévitation par l'avion, la transmission de pensée par le téléphone, la voyance par la télévision, les transferts d'énergie par la médecine, la tradition chantée par les maisons de disques et d'éditions musicales, les conteurs par les journalistes, l'apprentissage par l'éducation et surtout la libre circulation de l'individu, de sa pensée, de son affectivité, par des barrières géographiques, ainsi que familiales et intellectuelles.
Arrivée à ce point de l'histoire, Granie hésite. Il est dangereux de raconter certaines légendes. Les esprits faibles peuvent se laisser piéger. Mais la petite Bess a atteint un lieu de non-retour. Il faut prendre le risque de continuer le récit. Alors la vieille voix reprend:
.-- Il existait, il y a bien longtemps, un endroit situé ici-même, où la propriété parcellaire était tout à fait contournable. Le ciel clair et lumineux était rempli d'odeurs de thym. La chaleur faisait mûrir les vignes, les oliviers, comme aujourd'hui, mais la terre était à tout le monde. Seules les cavernes qui abritaient les tombeaux des immenses vierges noires, étaient occultées et les gardiens repoussaient les visiteurs pour protéger les Totems des tribus, seuls endroits sacrés et aliénés.
Or, à cette époque vivait une petite fille qui ne s'arrêtait jamais à aucun Totem.Elle était nomade et en ces temps-là, ce n'était pas grave de ne pas s'avoir s'adapter. Elle ne pouvait vivre que dans les grands espaces, marchant, repoussant l'horizon, allant vers les terres vierges, pour voir les fleuves remonter vers leur source.
.-- Dis-moi, Granie, pourquoi les gens ne vivent plus comme cela aujourd'hui?
.-- Parce qu'il n'y a plus d'espace entre les Totems pour laisser s'évader les humains. Mais c'est très bien qu'à l'heure actuelle, il y ait encore des êtres capables d'aller de l'avant, non dans la découverte de pays inconnus, mais pour progresser dans les pensées vierges. Et puis, quand il y aura plus tard un gouvernement planétaire, on retrouvera l'individualité totale et ce sera aussi bien qu'au début.
Bess ferme les yeux. Elle se voit sur une plage claire de soleil, au-dessus du bleu de la mer, dans l'air brûlant du ciel. Des cercles de feu larges et pâles, s'avancent, explosent en armada d'étoiles. Les gens courent en criant et elle reste seule devant l'aube immobile et nouvelle. La plus vierge des aurores se répète encore.
Sous les arbres noirs en forme légère, fille ou sirène belle de par sa nudité claire sort de l'eau bleutée. Au-dessus des sapins, les cercles d'or éclatent pour se recontracter inlassablement, au milieu des reflets de la nappe d'argent d'une mer agîtée couleur du temps, posant ainsi sur la peau sa chaleur magicienne.
Loin d'elle, contre elle, dans l'instant, n'y étant pas et y étant encore, les planètes, le néant, arrivent et disparaissent vers l'inertie. Et du vide, le chaos, du chaos la lumière, avec l'univers filant vers les étoiles en expansion, se dilatant sur la peau nue, discontinue aussi, comme la fille de tout à l'heure, couchée sur les galets en mouillant des ses cheveux, ses seins marbrés.
De l'Afrique ou des Pays nordiques, un jour noire, un jour blonde, à travers les nuages de la nuit qui revient, elle se reconnaît libre enfin, car elle est ici et elle n'y est pas, brûlée par les feux infinis.
Bess reste sur la plage de son cerveau, dans ce corridor sombre, seule derrière la porte, en enfant grondée qui ne s'est pas pourquoi on l'a chassée, jouant avec ces objets que personne ne possède, ces oeufs de lumières et de vie contractée, toiut aussi immature qu'elle.
Dans cet été ancien, sur la plage, au-dessus des sapins, dans l'air brûlant du ciel pâle, elle échange un instant unique de beauté avec elle, ce compagnon fou, qui lui fait rencontrer la fille qu'elle était.
Elle aperçoit ce soir-là, des peuplades inconnues, sans civilisation, perdues dans la nuit des temps, remontant le fleuve dans des barques sacrées, peintes de fresques rouges, célébrant le printemps, et la joie de ne pas mourir avant d'avoir connu les mille et un plaisirs de l'après-vie.
Elle voit aussi des châteaux de cendres, se dresser des fantômes de villes abandonnées, les grands chiens courir sur les galets après les lévriers sans les rattraper, les étalons sauvages venus du fond des âges pour se battre dans les azalées, et l'eau froide des cascades tomber du haut des falaises en vagues sifflantes et dures, rebondissant encore, et plus encore sur les rochers, pour emplir la caverne de sel gemme argenté.
Derrière elle, un grand aigle noir se déploie face à l'orage, devant le fini des nuits plombées, Alors là, sur la plage claire et calmée, au-dessus du gris de la mer, dans l'air brûlant, Bess sent son corps s'embraser de frissons, étant elle-même devenue comme une étoile explosive et gelée. Elle entend à peine la voix de sa grand-mère, car elle s'est perdue dans ce passé qui vient d'être évoqué, si perdu et si éloigné d'ici qu'il en semble irréel.
La vieille dame essaye de dédramatiser la situation. Elle prend la fillette sur ses genoux, essuie son front moite, ses mains sales. Elle la berce comme un nouveau-né sans défense. Le contact familier détend les muscles crispés. L'air en devient plus léger. Le chant des oiseaux passe de nouveau à travers la porte vitrée. Bess pousse un cri de jpie. Elle a enfin fait la relation entre la fillette d'il y a si longtemps et la petite Bess d'aujourd'hui.
.-- Oh Granie! S'il te plaît, raconte-moi encore comment j'étais là-bas, si loin, quand j'étais nomade autrefois?