Chapitre 5
L E S M A U V A I S E S N O T E S
Vous êtes-vous déjà réveillé par un de ces matins bulbeux et savonneux, une de ces aubes, comme il y en a tant, où l'on se demande, pour se tenir au courant si l'on est samedi, en Chine ou bien ailleurs? Parce qu'il n'est pas simple de se réintégrer, de revenir d'une autre planète lointaine, par un voyage fabuleux, au travers du vide mystique du rêve.
On débarque de la montagne sacrée couverte de cloches qui carillonnent, avec encore derrière les paupières la vision des danseurs orientaux s'agîtant dans le grondement des gongs millénaires. Et toutes ces visites magiques du bout du monde filent à la vitesse de la pensée, vers l'inconnu d'un autre continent.
C'est alors la surprise des girafes graciles, que l'on rencontre parmi les lianes entrelacées. On plane au milieu des origans, des mille feuilles et des mille pertuis. On glisse sous les nuages du vent de la tramontane, ramené par le cordon astral, pour atterrir lourdement en cosmonaute, venant de voyages nocturnes maladroits. On réinsère le corps resté à terre, prisonnier de son poids. On oublie alors trop vite le merveilleux récit. Il nous reste seulement la langueur du regard et la crampe des vertèbres.
Ce petit matin-là, Bess se retrouve dans les petites vacances des jours fériés que fait le pont au mois de mai, pour laisser la Bastide réunir des enfants que le hasard de la famille leur permet de vivre en promiscuité. Elle savoure la joie d'être oubliée et d'entendre les claquements de la vaisselle souligner son absence. Les malheureux qui, privés de grasse matinée, prennent alors leur petit-déjeuner dans la grande salle, ne connaissent pas le plaisir de ronronner au fond d'une couette bien chaude.
Elle traîne sur le matelas rebondi avec volupté jusqu'au moment où, l'évocation des grasses fougasses épaisses et moelleuses enfournées à pleine bouche, des confits de pommes cerclés de grains de sucre et des gelées tremblantes farcies de zests de citrons d'Arménie, la font bondir. Elle saisit très vite, au hasard, des fringues opportunes, pour dégringoler et partager ces bols de caroube tiède et crémeuse, glissant par boyaux entiers pour emplir panses et viscères de leurs bénéfiques pouvoirs.
Le printemps a apporté une buée, promesse de beau temps. Granie emmène les enfants dans le jardin pour ramasser les fruits déjà mûrs. Albine, la petite camarade que Bess aime tant est venue passer l'après-midi avec elle. Elle avance avec des gestes saccadés qu'un esprit retardé ne contrôle pas toujours. Par moment une inquiétude la secoue. Elle plonge alors dans un cloaque d'agitation. Les prémices de la crise brouillent sa beauté et inondent ses bras d'un tremblement irrépressible, d'une fureur que les grandes personnes compriment difficilement.
La santé mentale de Bess est si solide qu'elle n'arrive pas toujours à comprendre ces mécanismes. Elle s'imagine que deux êtres cohabitent dans le même petit corps et personne peut répondre à ses questions.
Un choc plus fort l'entraîne imperceptiblement, dans un de ces délires que personne ne peut partager. Ses genoux fragiles se ploient sous son poids devenu immense. Elle se laisse une fois de plus, plonger dans un univers clos que nul ne peut franchir, empli de bêtes monstrueuses, identifiées à la seule horreur qui la secoue en vain. Bess, impuissante, la suit, hésitant à chercher du secours.
Midi heure branlante, à cheval sur deux mondes, ce jour-là, les frêles mains d'Elisabeth n'arrivant plus à contenir sa terrible camarade, se sont mises à supplier, rejetant une fois de plus, dans son manque de sagesse l'humilité. Oubliant ses limites, elle décide de refuser l'inexorable.
Alertés par les appels de Bess qui essayait d'empêcher l'enfant perdue de se déchirer sur les piquets en fer des clôtures, ils sont arrivés de toutes parts. Les soins efficaces sont vite données. Mais comme Elisabeth malgré son désir n'a rien pu faire, c'est elle maintenant qu'il faut consoler. Ils la bercent, et elle met un grand moment à calmer son chagrin.
Elle se réfugie finalement dans la nature, le seul endroit où elle peut puiser la force de se retrouver. Nichée dans le premier étage de l'arbre à lierre, maison aux larges baies ouvertes sur la vallée, elle chantonne machinalement les vieilles complaintes de ses grand-mères.
.-- Il en prit un. Ils en prirent deux. Le lapin le mangea tout entier et le bas de son oreille se décolla de la porte cochère.
La comptine lui rappelle les terribles mensonges de son cousin Alex. C'est un garçon qui ne raconte que des histoires insensées. Onze fois déjà, elle l'a vu mentir. Il lui disait que les cloches fondaient l'été, que les poules avaient des dents, qu'il l'aimait deux fois l'an en pied et le reste en cire, que la mer se brisait sur les rochers, avançant à petits pas pour voguer la galère, le nez au-dessus d'elle.
Il disait souvent: fini l'été, fini le printemps, finie la vie. Les espoirs chaque fois retombaient dans le mensonge, devenant de ridicules points rouges amalgamés avec lesquels il faisait une sauce tartare. Il trafiquait des recettes de confitures. Il inventait des banderolles de planches ajourées, balancées mollement dans le vent. Il fabriquait de fausses olives vertes pour l'anchoïade et racontait la solitude bizarre des cailloux arrondis du chemin, que la chèvre suçait patiemment dans l'air des pins.
Il fallait l'empêcher de dire ce qu'il avait fait dans la journée. Ou alors c'était à ses risques et périls. On apprenait qu'il avait perdu la bataille qu'il voulait perdre et gagné la suivante.
Même s'il le disait dix fois, c'était un mensonge et il le savait: de rire de la suite, de voir que partout, de dire qu'il pourrait, de crier la terre, de gommer la pluie, de tendre la pièce, de tordre le lin.
C'était un aveu de chercher à faire du plomb avec l'ennui, de l'or avec la faim, de rester tout seul son arme à la main. C'était une erreur de saisir le vrai pour n'importe quoi.
Bess repense à la chanson qui ne précise jamais ce que le lapin a mangé.
.-- S'il en prit un, qu'ils en choissirent deux, de toutes manières le lapin le mangea tout entier.
Elle s'imagine que c'est la vérité, cet objet confus du beau et du faux que n'importe qui grignote à sa guise, comme du serpolet et qu'elle triture le soir, selon son meilleur goût, avant de s'endormir.
Couchée dans le vert des feuillages, sur le croisillon des grosses branches, elle s'abîme de chagrin. Cette difficulté à comprendre l'empêche de faire le tri. Un enfant n'a le droit à rien, ni à la parole, ni au pouvoir, ni à l'argent. On le tient par la main, nu, sans valeur, sans âme. Il ne peut pas relever le défi.
La tête s'écartèle avec le billot. Que ne sait-elle pour soulever les montagnes, la mer et ses algues? Les citoyens ont de la chance lorsqu'ils sont gouvernables. Tout le monde ne sait pas ressentir les paradoxes. Le droit à l'auto-défense existe. L'Etat l'a dit. Sous réserve de son approbation, on peut se défendre pour son porte-monnaie, pour son intégrité physique et pourquoi pas pour son pays.
Pour protéger l'économie, on peut ruiner la terre, détruire la flore, acculer les pauvres à la famine, mais pas priver ceux qui sont repus de l'augmentation de leur surplus de biens. L'Etat y veille. Il n'aime pas qu'on lui prenne le monopole de son sel, de ses allumettes, de ses drogues douces: tabac, excitants, calmants, hallucinogènes pharmaceutiques ou naturels. Il refuse tout trafic non récupéré.
La chanson brûlante de Bess s'élève comme le cri de Tarzan qui tue celui qui le reçoit dans le tympan. Aucun espoir de plier. Elle veut leur faire voir ce qu'elle sera: LE DERANGEUR, le point qui tape en bout de ligne, le trait de crayon sans sa mine. UN DEPLACEUR, voilà le métier d'avenir. Ne pas céder, ne pas dormir sur ses lauriers et lorsque le temps s'arrêtera, elle viendra, elle le jure, pour troubler, chambarder, changer les objets dans les rayons. Elle repoussera les garde-fous jusqu'à ce que les montagnes bougent par la force de sa mission de DERANGEUR de tous ceux qui sont rangés bien en ordre. Ce ne sera pas facile tous les jours. En voulez-vous un exemple?
Hier vendredi, ses parents, excédés par son mauvais carnet scolaire, sont venus jusqu'au pensionnat. Ils réclamaient une fois pour toutes, une explixation claire et nette, que la directrice femme tout à fait respectable au-dessus des détails et de tout soupçon, ne put leur fournir. On fit venir la forte tête dans l'intimité du bureau feutré et directorial.
La voici qui arrive dans sa robe noire lui battant le dessous des mollets. Echevelée, toute rouge, elle sautille nerveusement d'un pied sur l'autre. Les parents mal à l'aise, redoutent le pire. Les répliques à l'emporte-pièce de leur fillette les épouvantent. Elle est capable de tout.
.-- Pourquoi ces mauvaises notes? La réponse se fait attendre.
.-- Je les mérite. Chaque matin, nous notons notre conduite de la veille. Une note d'honneur signifie que l'on a eu le maximum pour l'ordre, la sagesse, l'exactitude, le travail, la politesse. Chaque faute entraîne un mauvais point. Cinq manquements donnent un zéro. Avec trois zéros, on a une retenue.
.-- Pour quelle raison se donner plusieurs zéros chaque fois?
.-- Je les mérite, répète Bess en redressant la tête.
.-- En es-tu certaine mon petit, insiste gentiment la directrice qui pourrait être sa grand-mère? Les autres élèves sont plus indulgentes avec elles-mêmes.
.-- Cela les regarde, réplique l'accusée méprisante.
.-- Tu nous fais du zèle par insolence, voilà tout. Incapable de se contenir plus longtemps, Madame Judith, la responsable de la classe primaire prend la parole. Après un grattage de gorge, elle précise:
.-- Comme d'habitude, tu cherches à te faire remarquer. Troubler la classe, faire le pître, fronder, sont tes seules préoccupations. Songe que tu distraies tes camarades. Tu attristes tes parents. Tu fais pleurer ta maman. Tu agis avec un egoïsme monstrueux.
.-- Est-ce de ma faute si ma mère, au lieu de chercher à me comprendre, préfère le chantage par les larmes?
.-- Mais quelle horreur! s'indigne la jeune institutrice.
.-- Finalement, vous me demandez de me donner des bons points immérités, uniquement pour vous faire plaisir? Vous voulez que je mente comme les autres, pour faire semblant d'être conforme à vos désidératas? N'y comptez pas!
Bess, tout à fait remontée, crache des postillons d'indignation. La colère gagne de proche en proche. Le débat qui, curieusement avait commencé par une supplique à plus de modération, se transforme en guerre larvée. Devant la directrice abasourdie et les parents de Bess accablés, Madame Judith déchaînée, assène ses dernières volontés.
.-- Je te donne l'ordre de supprimer dorénavant, tout zéro de tes notes, vocifère-t-elle, toutes cordes vocales libérées.
.-- Je refuse, réplique Bess sur le même ton. Ou bien je mérite mes zéros, ou bien vous élevez le niveau de toute la classe.
Alors, à bout d'arguments valables, on arrive finalement de part et d'autre à un compromis.Il est admis, IMPLICITEMENT, par une formule adaptative que Bess a du mal à assimiler, que l'attribution du zéro corresponde à un manquement grave, ou à une importante accumulation de fautes légères. L'image des cinq points d'Honneur, devient une représentation globale, terme agaçant d'imprécision, un ensemble plus élevé que le chiffre lui-même.
Le psychodrame prend finalement une allure décente. On croit unanimement, Bess y comprise, que le fillette se plie au consensus social de "L'A-PEU-PRES". Au contraire, elle se glisse dans un moule huilé. Elle ferme les yeux sur ce qui la dépasse. Bref elle a enfin admis le système du "débrouillez-vous avec ça". Or, tout au contraire, elle a saisi le conseil de faire n'importe quoi, méthode qui est d'autant plus frappante, qu'il faut lui adjoindre généralement, le corollaire de "Tout le monde s'en fout".
Le décalage est terrible. Il va lui demander pendant la préparation de la remise des prix, un véritable effort d'ajustement de ces deux théories opposées. Jusqu'au désastre final, elle va chercher à s'y employer loyalement.