enfant qui venait du futur new

Chapitre 6

 

 

                                           L A    R E M I S E    D E S    P R I X

 

Le jour de la remise des prix est enfin arrivé. Bess en reçoit les prémices avec une acuité sensuelle exarcerbée. Tout, dans l'enceinte du pensionnat, est devenu allégorie. La bouteille, bourrée de messages chantants, est jetée en vain, dans la mer des participants affairés, sous la lumière douce du matin. Les vagues de musique tapent le long des murailles.Les trompettes de Jéricho sonnent dans l'arène pour le début des jeux.

 

Sur les gradins, la foule se balance, penchée, pour suivre des yeux les pensionnaires enrubannées qui vont à tour de rôle recevoir leur prix longuement convoîté pendant toute l'année scolaire. Bess sent la mièvrerie paterne de l'air chaud, enrober les familles fières et dignes dans leur pruderie distinguée.

 

Les femmes en couleur brillante, soulignée de bijoux d'ostentation, marchent au bras de notables enrichis, au milieu des cris d'amour du chant processionnel. Le serpent de la foule en liesse se déploie en zigzags, méandres colorés, autour des beaux habits du dimanche qui parent les futures lauréates.

 

Et tout cela danse avec un sourire extasié, hystériquement amoureux, bleu saphir d'étouffement extatique. Les petites filles se balancent en psalmodiant des chants mélopés dans la peur des gestes maladroits.

 

Devant le perron, l'Inspecteur d'Académie venu pour l'inauguration de nouveaux locaux, participe cette année à la remise des prix du primaire. Devant l'assemblée discrètement en joie, il se penche sur l'insignifiante Elisabeth, qui bien qu'ayant à peine atteint l'âge de raison, a été déléguée par l'ensemble du personnel, pour accueillir, par un discours pompeux , le représentant du Ministre de l'Education. L'honneur n'est dû qu'à son adroite inconscience. Empêtrée, enveloppée de linon plissé et de mousseline blanche, elle renifle.

 

Les pavés inégaux ne la font pas trébucher. Les épées flamboyantes des anciens se dressent toutes ensemble avec les bannières folkloriques. Sans trembler ou s'enfler de fierté, toute ragaillardie dans l'irréflexion de son irresponsabilité complète, la fillette clame haut et clair, grandement scandé, son compliment. Les enseignants approuvent benoîtement de la tête. Le personnel de moindre importance renchérit et l'Inspecteur lui effleure la joue de son doigt bagué d'une chevalière.

 

Tout se déroule comme prévu, dans l'allégresse la plus totale. Les marchands ont sorti les beignets pour le buffet. Les pétards enrubannés, les offres d'ouvrages et de gâteaux faits mains, attendent impatiemment que la fête prenne un tour plus terre à terre.

 

Dans l'assemblée, la multitude s'est levée pour mieux voir la frêle récitante sortir en vainqueur du défit. Elle repousse, par la voix innocente de Bess, tous les mauvais sortilèges qui pourraient s'infiltrer sous la lumière violente installée pour la journée. Les portes tournent pour laisser entrer tous les participants.

 

Mais ce n'est pas fini. Pour la petite Bess, l'horreur commence. Car il lui faut encore réaliser le plus ultime. Elle va engager le dur combat en récitant une poésie. Elle se prépare à faire la ceuillette intime des fruits amers et à entreprendre la lutte, non encore résolue, de sa mémoire défaillante.

 

Le terrible moment arrive. Bess est prête. Au milieu des éclairs se répercutant sous le plafond de la grande salle, devant la foule marbrée de reflets jaunes et mauves, elle frissonne en attente de l'épreuve et elle porte à sa bouche le parfum poivré des roses géantes, qui pique ses lèvres.

 

Parfaitement lucide, Elisabeth s'attend à recevoir le verdict d'en haut. Avec les autres filles dont les choix pour un ou plusieurs livres qu'elles souhaiteraient recevoir comme récompense, Bess a choisi le seul souhait d'un ouvrage très simple. Elle veut être sûre que l'Inspecteur ne s'égare pas. Il pourrait faire l'erreur de choisir, au hasard, un livre le moins intéressant pour elle.

 

Puisqu'il est dit qu'en ce jour exceptionnelle, les petites lauréates ont toutes droit à la plus grande bienveillance du corps enseignant et qu'elles peuvent se permettre de réclamer sur un parchemin, ce que bon leur semble. Bess a décidé de frapper un bon coup. Pour en terminer une bonne fois pour toute avec son dilemne, elle a décidé de choisir une poésie simple et courte  qu'elle pourra retenir beaucoup plus facilement.

 

Elle ferme les yeux sur l'effrayante minute. Que faut-il faire? Elle ne voit partout qu'obscurité. Doit-elle croire qu'elle en est arrivée au pire? Misère de l'être qui ne sait que dire, n'osant plus prononcer le mot qui risque de se transformer en chose concrète. Va-t-elle mourir de honte? Il ne rest plus qu'à refermer le piège.

 

Devant les enseignants la poésie se glisse sur sa langue, le coup de tonnerre ne foudroie pas sur le champ la récitante. Ce sera donc pour plus tard, pour tout à l'heure, lorsque le prix lui sera attribué. Le drame s'abattra bien assez tôt.

 

Revenue à sa place elle remercie le ciel de ne pas l'avoir fait mourir de honte en pleine allée centrale. Elle aurait semé le désordre sur la cérémonie en général et sur sa famille en particulier. Ici, elle pourra glisser discrétement sa tête entre les mains. Car il est hors de propos que la honte ne viendra pas. Les enseignants sont trop nombreux pour avoir tort.

 

Va-t-elle mourir de honte? Meurt-elle?

 

Et bien non. Force est de se rendre à l'évidence, elle a parié sur le choix de sa poésie et elle n'est pas morte de honte. Son prix lui sera attribué.

 

Son soulagement lui fait tourner la tête. La couleur verte qui pâlissait son visage, disparaît. L'air circule librement autour de son front. Elle respire avec force. Et maintenant, elle se pose plusieurs questions sur son devenir.

 

Malgré tout, elle peut à peine de s'empêcher de pousser un hourra fafuleux. Maintenant que son problème est réglé, elle est libre de dire ce qu'elle pense sans aucune contrainte. Elle secoue la tête avec impertinence et envoie un pied de nez mental à l'assemblée réunie. Ah! Elle peut rire et aussi les narguer. Elle ne va pas se priver de dire qu'elle est libre. Il est évident que son affaire ne souffre d'aucune contradiction.

 

Elle, toute petire, seule contre tous, peut parler directement aux adultes d'égal à égal et désormais leur dire non à tous. Unique et fragile, face au monde entier, elle a le droit de penser différemment, de refuser leur moule, de leur mettre en quelque sorte, en s'excusant pour la grossièreté, le nez dans le caca.

 

Pas d'illusion cependant. Elle sait qu'elle va clommencer une autre lutte. Déjà le mouvement des enseignantes indique qu'elle a été repérée comme dissipée et ailleurs. Elle n'a pas fini d'en recevoir plein la figure. Finalement, c'est ce qu'elle désire. Elle trouve que c'est bien fait qu'enfin tout éclate. Elle n'est pas masochiste, mais elle estime qu'elle le mérite.

 

Comment peut-elle représenter quelque chose, quand elle n'est rien de plus que rien? C'est-à-dire lorsqu'elle ne discerne rien qui puisse lui dire, oui c'est moi? Comment ouvrir encore la bouche, alors que tant de gens meurent de faim à travers le monde? Elle ne devrait plus dire un mot tant que durent les conflits, le travail forcé, la souffrance physique ou morale...

 

Mais ce n'est pas son problème, n'est-ce pas? Alors c'est bien fait qu'elle en reçoive plein la tête et jusqu'à que son crâne éclate. On pourra enfin parler de destruction. Pourtant elle réfléchit de façon positive en orientant sa créativité vers les autres.

 

Elle a envie de rire en songeant que la liberté n'est pas donnée à tout le monde. On ne la reçoit pas sans douleur, ni bruit dans la tête. Il faut quitter tout vêtement qui vous oppresse. Mais les gens préfèrent ne pas vivre. Ils réclament l'autonomie et lorsqu'on la leur donne, ils en ont peur. Surtout si elle commence l'été avec les vacances. On se dit que l'on ne reviendra jamais en arrière pour de nouveau travailler. Elle prend sa naissance dans le vide d'un agenda plein de rendez-vous que l'on jette. Il faut l'apprendre chaque jour dans la douleur. Cela fait mal de marcher sans les dimanches, les "je dois le faire", "c'est l'heure, il faut que je parte". Ils veulent la liberté en une fois, mais pas comme du pain quotidien, car ils ne savent pas ce que c'est.

 

Elle ne veut pas que l'on dise que c'est SA société qui agit ainsi et qu'elle l'approuve. Elle n'a rien à voir avec ces vilains trocs d'hommes d'affaires véreux. Ils ne savent même pas qu'ils se bagarrent au nom d'une liberté dont personne ne veut. Elle est trop nue, gigantesque comme la vérité. Elle leur ferait peur si on la leur donnait. Ils n'en veulent pas, surtout les pauvres qui survivent plus qu'ils ne vivent.

 

Ils veulent lui faire honte, tous ces gens imbus d'eux-mêmes? Ils cherchent à la culpabiliser? Ils en seront pour leurs frais, car elle se moque de leurs jugements à l'emporte-pièce. Ce n'est pas son affaire, croyez-le bien. Elle aimerait que vous compreniez. Que peut-elle faire pour vous faire comprendre ce qu'elle est?

 

Elle est là, dans le box des accusés, face à l'allée centrale. Les enseignantes s'avancent vers elle, pour éviter un drame de la contamination. Elle va en recevoir plein la figure, sans bouger, presque sans sourciller. Et l'assemblée, de l'autre côté, dira que c'est elle la coupable.

 

Oh! C'est bien fait pour cette tête qui s'auto-détruit. Tous les jours, il faudra bien qu'elle encaisse, puisqu'elle ne veut pas mettre le petit doigt dans l'engrenage. Ils voudraient qu'elle supplie, qu'elle critique, qu'elle vole au secours des opprimés?

 

Elle tourne le dos. Que peut-elle faire d'autre? Car, si elle vous écoute, vous lui direz que sa faute est de ne pas en faire davantage, chaque jour, et vous vous réjouirez qu'elle cautionne vos désirs.

 

Merci, merci. Elle préfère encore en prendre plein la figure.

 

 



14/04/2013
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