enfant qui venait du futur new

Epilogue

 

 

                                    L E    C A D E A U    D ' A N N I V E R S A I R E

 

.-- Granie, ma chère mamie, que vais-je recevoir comme cadeaux d'anniversaire pour mes huit ans?

 

Les fêtes commémoratives de naissance, baptême, mariage et autres dates importantes sont à la Bastide, prétexte à de grands festins. A ces occasions, la voiture familiale va et revient des gares proches, ramenant les natifs des lointaines contrées. L'agitation est intense. Des colis mystérieux passent de mains en mains. Les rires et les gloussements se répercutent sous les voûtes de l'entrée moyenâgeuse, avec le crac charmant du huis, heureux d'annoncer mille chefs de tribus qui attendent vaillamment l'instant fatidique du jaillissement des bouchons de champagne.

 

Les alléchantes vapeurs du festin existent les partenaires. Les salves d'artillerie sont tirées tout au long des agapes. Le boucan infernal se déploie, sans réveiller les plus jeunes convives endormis dans le déroulement brodé des nappes tachées. Leur sommeil, au contraire, est bercé par les embrassades d'entre-rots, les claques frappant joyeusement les épaules et les annonces des plats, présentés de haute volée sur la scène, sans oublier, à l'arrivée des vins, les applaudissements des ripailleurs forts en gueule et velument dépoitraillés.

 

Bien que Bess désapprouve ce gaspillage, ces tueries, la vue repoussante de ces multiples cadavres empanachés, réinvestis de plumes colorées, cet amoncellement de plats insensés, pâtés de grives, cagouilles d'escargots, cuisses de grenouilles, tranches grasses de veaux, charlottes tremblantes de gelée, oranges découpées en rondelles frisées, marcs d'eau de noix, liqueurs emplies de micocoules,  la voilà vaincu de joie. Elle s'enivre à la pensée des grandes retrouvailles et résiste avec peine aux sollicitations répétées.

 

.-- Aimes-tu le foie gras en papillotes avec sa couronne de truffes enrobées de gelée ma petite Bess?

 

.-- Oh oui! mamie. Mais pas au point d'en manger.

 

C'est l'oeil qui festoie. Elle se contente de partager avec Granie un maigre brouet de graines germées, arrosé d'un jus de carottes fraîches, suivi d'une néolithique soupe d'épeautre épaisse, bouillie de grains de blé ancien trempés de la veille et longuement mijotés à feu doux avec du thym, du basilic, de la sauge, des oignons et remuée longuement, par le bâton ruisselant d'huile d'olive.

 

Pour commencer, elle grignote quelques fruits de saison, figues bleues, grosses fraisses poilues, nèfles flamboyantes. Bess se nourrit surtout de lumière et de bonheur. Elle est heureuse du plaisir étalé sur les faces enluminées des convives et de leurs piétinements d'approbation manifeste.

 

Pour une fois encore, ils seront tous là. Cela vaudra la peine d'être vécu dans le brouhaha des récits mille fois répétés de chasses épiques et de mascarades ridicules.

 

.-- Granie chérie, que va-t-il se passer pour mon anniversaire? 

 

.-- Personne ne restera dîner ce soir, ma chère petite. Tu ne seras pas fêtée comme d'habitude. Tu n'auras qu'un seul cadeau, mais j'espère que tu sauras l'apprécier.

 

Pour calmer Bess et la préparer à ce qui l'attend, Granie lui narre l'anecdote de l'aigle de la Bérade qui était né autrefois, dans les rochers de la Bastide.

 

.-- En ce temps-là, il y a très longtemps, vivait dans la montagne, un aiglon que sa mère avait appelé Gédéon. Lorsque le moment fut venu de quitter, pour les grandes migrations séculaires, le nid de nuages battu par les vents de l'éternité, le rejeton comprit à certains signes étranges que tout n'allait pas pour le mieux.

 

L'aigle royal était venu plusieurs fois en messager pour parler d'on ne sait quelle affaire qui entraînait les oiseaux du coin en discussions violentes auxquelles Gédéon ne participait pas, en raison de son jeune âge et surtout de sa terrible chétivité. Les criaillements et battements d'ailes se ponctuaient parfois de coups d'ergots, de becs et d'ongles.

 

Quelques tiercelets de faucons ou d'éperviers, venus se mêler inconsidéremment aux tractations concernant l'abandon de Gédéon, furent réduits en bouillie. Mais la colère maternelle, provoquée par une proposition qui la révoltait, glissait, dérapait, s'exprimait avec moins de vigueur que d'habitude. Les cercles décrits au milieu des ouragans cosmiques se rétrécissaient vers le point névralgique du nid où l'oisillin se cachait.

 

La lutte était cruellement inégale. D'un côté, les frères aînés déjà redoutables, en armada de pointe, auprès de leur génitrice de mère et de l'autre, les cohortes misérables de tous ces rapaces inférieurs.

 

Pourtant la terrible famille ne semblait pas devoir gagner. Gédéon en était malade. Il aurait voulu se mêler à la guérilla dont il était la cause, et il en était empêché par sa crainte maladive, comme par les coups d'ailes qui le rabattaient contre les rochers.

 

.-- Aï poou, s'esclame en provençal, Bess appitoyée par cette impressionnante histoire.

 

.-- Les deux armées se battèrent longuement. Plusieurs jours et plusieurs nuits, les serres noires et brillantes, les corps flexibles, onduleux, se détendirent, tels des arcs mortels. Les rostres crochus, claquant en force, striaient le ciel du Faron, cette montagne collée à la Bastide, au milieu des éclairs d'orage que ces demi-dieux attiraient.

 

Chaque adversaire s'efforçait d'imposer aux autres sa propre volonté. Le combat impressionnant ne décroissant pas, se maintint jusqu'au moment où les grands rapaces arrivèrent.

 

Ils descendaient par plusieurs dizaines du haut de l'éternel firmament. Brillant, vert et insondable, l'oeil redoutable des prédateurs nocturnes se détachait sur le fond noir d'un ciel effrayant. Ainsi ils devançaient les grands carnivores. Les aigles et les condors se mêlaient maintenant à la petite troupe veule et impuissante, qu'une seule femelle tenait en haleine depuis bientôt des lustres. Les vautours, les orfraies, se laissaient tomber sur le nid menacé, tels des rafales de pierres.

 

Alors, dans un effort désespéré, Gédéon sortit du nid et se précipita pour défendre sa mère. Lui, encore si malingre par on ne sait quel ironique maléfice, voulait se battre comme les autres.

 

Lorsqu'elle le vit se tordre pour chercher à l'atteindre, le cri déchirant d'amour et de douleur qu'elle poussa, fit éclater, par la violence de son ire, la cohésion de la meute.

 

En débandade, les oiseaux formèrent des nuages de plumes rouges. Claires de sang chaud, elles bariolaient les pelages sombres du dos, le duvet blanchâtre du ventre et le dessous argenté des flancs. Perdant aigrettes et panaches ils laissaient le champ aérien libre, vide jusqu'après l'horizon.  La mère avait gagné le droit à la vie de son rejeton.

 

Le soir même, ils partirent sans prendre de repos. Bien calé sur le dos de sa génitrice, Gédéon fendit les airs, vers les verts espaces de leur future zone de chasse. L'entêtement maternel avait détruit par la lutte, l'idée qu'un petit, trop faible pour voler, doit être abandonné à son triste sort.

 

Pendant des milliers d'années, cette histoire se répéta. Désormais, conclut Granie, il n'y a plus pour boucler la boucle qu'à détruire l'idée qu'un jeune trop faible ne doit pas être secouru. Effacer l'acquis est indispensable. Y a-t-il des moments où il faut abandonner le petit et en accepter la fatalité?

 

.-- Je n'ai rien compris, mais ça ne fait rien, dit Bess, déçue de ne pas avoir cette année le fameux festin. L'agape, contraire à son étthique, était attendue comme confirmation de sa venue au monde du présent, en adhésion des autres à son existense actuelle.

 

Pendant ce temps, le remue-ménage intriguant de la grande salle, s'est tu. On vient la chercher en grande pompe pour la faire comparaître devant ses ascendants au grand complet. Les oncles, les grands-oncles, grands-pères et arrière-grands-pères plus ou moins gâteux sous les taches de leurs cravattes, les jeunes tantes et leurs parents, forment dans un jeu complet de hiérarchie, appelé la Famille, ce que Bess vilipende le plus au monde.

 

L'instinct de propriété, fait dire aux uns et aux autres, MA femme, MA fille, Mon père, Mon fils. Ils la forcent à une affectivité non choisie, alors que les hommes, femmes, enfants de la terre entière l'appellent par affinité pour des tendresses illimitées, et non obligatoires. 

 

.-- Ma chère Elisabeth. Le père de Bess commence son discours avec embarras. Nous avons décidé d'un commun accord et après en avoir examiné toutes les conséquences, de te faire confiance. Nous sommes résolus à t'offrir la liberté que tu réclames sans cesse.

 

Dès aujourd'hui, nous t'accordons ton indépendance, sans aucune réserve. Nous ne chercherons plus à te faire obéir. Tu récuses nos lois et nos règles. Tu ne raisonnes pas comme nous et bien que nous ne te comprenions pas, nous sommes obligés de reconnaître que tu ne reviens jamais sur toutes tes décisions.

 

Tu sais ce que tu veux. Mieux vaut te libérer de notre tutelle. Tu seras dorénavant responsable de tes actes et de tes pensées. Tu n'auras plus de compte à rendre à personne. Tu pourras prendre seule tes propres responsabilités.

 

Un grand silence s'étend sur l'assemblée. On attend la réaction de Bess qui ne vient pas. Plusieurs anges, très lourds, passent en pesant de tout leur poids. En père consciencieux, Frédéric reprend, avec la nette sentation qu'il se répète.

 

.-- Je ne peux pas faire plus. Nous sommes impuissant. Nous ne pouvons plus te guider. Nous avons du mal à te conseiller et à t'éduquer. Il nous est impossible de te suivre sur une route qui n'est pas la nôtre. A partir de maintenant, tout ce que tu feras, sera BIEN FAIT.

 

La phrase est terriblement lourde de conséquence. Bess la reçoit de plein fouet, sans en comprendre le sens. Elle ne retient qu'une seule chose: ils l'abandonnent. Elle éclate en sanglots.

 

.-- Lâches! Le voilà mon cadeau d'anniversaire. Vous m'abandonnez. Vous êtes des moins que rien. Ne me laissez pas toute seule. Je veux que vous m'aimiez non seulement malgré mes défauts, non seulement pour eux, mais aussi que vous deveniez semblables à moi, à force de respect envers moi.

 

Elle s'étouffe de rage. Elle oublie que depuis longtemps déjà elle rejette toute idée de cellule familiale. Elle refuse les rites, les us et coutumes. Elle fuit leurs hésitations géométriques et carcérales emplient d'ondes maléfiques. Elle ne se rend  pas bien compte de ce que c'est la liberté,  elle ne ressent que l'abandon. Sa mère la regarde avec une infinie tristesse. Personne ne la réconforte.

 

Devant les têtes catastrophées des membres de l'assemblée, Bess éclate de rire jusqu'aux larmes. Il n'y a jamais de morbidité dans ses sanglots. Ils expriment au contraire la lutte pour exister. Avec une terrible excitation, elle veut émerger de sa gangue. La route sera longue.

 

En attendant elle sort de la salle pour éviter un possible drame. Sa famille en a vraiment assez de la manipuler avec des pincettes. Elle le devine parfaitement dans le mouvement défaitiste qui se déroule chez les participants à cette assemblée.

 

Alors, avant la probable altercation, elle part dans la nuit glacée. Elle sautille tout au long de l'allée couverte d'arceaux verts, jusqu'au puits dont la margelle est restée ouverte sur le seau vide. Elle se penche. Elle regarde en bas et voit tomber des cailloux, de la mousse, des brindilles. Ils dégringolent vertigineusement.

 

Vers le fond, son regard tombe comme une pierre. A sa suite, descendent des flèches brunes, des plumes d'oiseaux, un nuage noir, ovale qui bascule d'un seul coup de marche en marche. Elle voit dévaler des gouttes de miel transparent, du sel et un petit galet rond comme un bouton. Toute son imagination l'entraîne beaucoup plus loin. Elle voit dégringoler des hommes, des femmes, la terre entière, le ciel empli d'anges chantant alléluia et le Père éternel qui la gronde doucement comme on gronde une enfant.

 

Elle se penche pour contempler, dans le fond insondable, des serres pleines de bouquets des étés fleuris, des orangers prêts à donner leurs fruits et le jeune garçon qui vient chaque soir pour jouer avec elle, dans les rochers de la forêt.

 

Avec lui, elle regarde tomber finalement une envie imprécise, grande comme une maison. Dans ce trou noir, entouré de mousse, qui lui fait mal au côté, s'ouvre une sorte de porte cochère, qu'elle veut croire faite de joie et de sourire. Elle y dessine son immense désir de vacances, de vie nomade et de marches lointaines. Elle frissonne à l'évocation de tous ces jeux qu'on lui a défendus.

 

Elle se penche beaucoup plus sur le puits. Le noir monte à elle jusqu'à ces cils. Il couvre d'un voile de velours, les balustrades, le fin jet d'eau, la statue, le cri du train qui passe en bas du jardin en pente. L'ombre du jasmin cache la terre desséchée. Il n'y a aucun son de cloche. Le bassin est empli d'une eau couverte de craie. Les poissons sautent hors de la vase.

 

Bess se hisse sur le muret et regarde tomber dans le puits, de plus en plus de choses qui échappent à sa volonté. Des feuilles entières de ses cahiers de classe, tous ces cousins, ses tartines beurrées qui sont trempées dans le chocolat chaud des goûters, une robe verte, un son de cristal brisé.

 

Elle regarde si fortement la cavité immense du puisard, ouverte sur le froid humide, qui se découpe  au-dessus de sa hanche, comme un coeur, qu'elle le confond avec elle-même. Elle se replie sur le vide qui l'attire irrestiblement et elle tombe dedans, jusqu'au fond, pendant des heures et des heures, retournant ainsi dans LE MONDE DU FUTUR.

 

 

                        



29/04/2013
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